Date
10 juillet 2023
Par
Henri de la Motte Rouge
Couper les réseaux sociaux : est-ce légal ?
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Depuis le début des émeutes en France à la suite de la mort de Nahel, les réseaux sociaux se retrouvent une fois encore sous les feux des critiques. En amplifiant les contenus clivants et haineux, ils sont perçus comme les instruments perturbateurs de la démocratie. Le sujet n’est d’ailleurs pas nouveau. Il s’est déjà posé pendant la crise des gilets jaunes, du COVID ou lors de l’invasion du Capitole.
Alors que de nombreux rassemblements violents ont été encouragés, voire orchestrés, à l’aide de plateformes comme TikTok et Snapchat, plusieurs responsables politiques appellent à une plus grande fermeté. Si dans un premier temps, le gouvernement a démenti l’information selon laquelle l’État envisageait de couper les réseaux sociaux dans certains quartiers, cette idée a très vite refait surface. Lors d’une réunion avec 220 maires, Emmanuel Macron lui-même aurait émis l’idée d’une régulation, voire d’une limitation de l’accès aux plateformes ou à leurs fonctionnalités, en cas de crise grave. Entre-temps, le sénateur Patrick Chaize a déposé, puis retiré, un amendement dans ce sens.
Le débat est donc ouvert. Et une question cruciale se pose : est-il juridiquement (et techniquement) envisageable de couper les réseaux sociaux ou Internet en cas d’événement majeur ou de crise ? L’équilibre entre la nécessité de préserver l’ordre public et le respect des libertés individuelles devient ainsi un défi complexe à relever. D’ailleurs, des outils de régulation existent déjà pour atténuer l’impact de ces plateformes. Explications.
Suspension des réseaux sociaux en cas d’émeutes : un équilibre délicat entre sécurité et droits fondamentaux
L’annonce d’Emmanuel Macron est politique et fait nécessairement réagir. Aucun texte ne prévoit expressément la possibilité de « couper les réseaux sociaux ». Derrière plane la menace d’une atteinte grave aux droits fondamentaux, et notamment à la liberté d’expression et à la liberté d’information. Nous ne sommes pas sans ignorer que les régimes autoritaires abusent de ce type de pratiques. Pour eux, il s’agit de museler toute forme de contestation. Une telle décision pourrait donc largement écorner l’image du pays de la déclaration des droits de l’homme. Ajoutons à cela qu’une proposition de loi du 5 avril 2022 prévoit la création d’un droit à la connexion opposable, garantissant un égal accès au numérique.
Certains pourraient toutefois faire remarquer que ce type de mesures existe même dans des États parfaitement démocratiques. C’est par exemple le cas de l’Espagne. Lors de la crise de l’indépendance en Catalogne, Madrid a ainsi ordonné le blocage de sites Web et de discussions WhatsApp.
Ici, se joue donc l’éternel débat du juste équilibre entre la sécurité et l’atteinte aux libertés fondamentales.
La loi rend-elle possible la suspension des réseaux sociaux en cas d’urgence ?
Derrière les effets d’annonce, en l’état du droit existant, des coupures ou des restrictions sont-elles possibles ?
La préservation de l’ordre public
L’article 3 du Règlement 2015/2021 dispose que les fournisseurs de services d’accès à l’internet traitent tout le trafic de façon égale et sans discrimination, restriction ou interférence (…). Toutefois, ce même texte laisse entrevoir une possibilité de blocage des réseaux sociaux pour des motifs de sécurité publique, de cybercriminalité et d’intégrité des réseaux. Ces mesures de restrictions doivent être transparentes, non-discriminatoires, proportionnées et limitées dans le temps.
En cas de crise grave, le Code des postes et des communications électroniques, dans son article D98-7, offre également des possibilités pour l’État. Celui-ci peut ainsi ordonner aux opérateurs de prendre les mesures nécessaires afin de préserver la sécurité publique et d’assurer la défense nationale. Couper les réseaux sociaux semble donc envisageable dans certaines circonstances.
N’oublions pas, par ailleurs, l’existence du référé LCEN. Ce dernier permet au président du tribunal judiciaire de prescrire à toute personne susceptible d’y contribuer, toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d’un service de communication au public en ligne.
Le droit des plateformes
Le droit des plateformes prévoit également une série de dispositions pouvant se révéler efficaces. Le Règlement sur les services numériques (Digital Services Act, ou DSA), dont l’entrée en vigueur est imminente, propose ainsi une panoplie de solutions visant à endiguer ces fléaux sur les plateformes numériques.
Cette législation ambitieuse a été en partie adoptée en France, par anticipation, par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, loi dite « séparatiste » (article 6-4 de la LCEN). Elle a pour objectif de lutter contre les contenus haineux (précisément « l’incitation à la violence »), pédopornographiques, terroristes ainsi que contre les produits illicites, contrefaits ou dangereux qui pullulent sur les plateformes en ligne. Les plateformes « géants du web » comme Facebook, Instagram ou encore Snapchat se voient contraintes de mettre à disposition des utilisateurs un outil de signalement efficace des contenusrépréhensibles. Ces derniers devront être retirés ou bloqués, dans les meilleurs délais.
Précisons que le texte n’oublie pas de préserver la liberté d’expression, pierre angulaire de notre société démocratique. Conformément à ce principe fondamental, l’auteur d’un contenu litigieux doit être informé du signalement au préalable. Il doit, par ailleurs, disposer d’un moyen de contester gratuitement la décision de retrait.
Couper les réseaux sociaux : une délicate mise en pratique
Couper les réseaux sociaux : contenus illicites ou droit à l’information ?
Reste qu’en pratique et dans une situation de crise, les réseaux sociaux peuvent être dépassés. Quant aux outils de signalement, ils peuvent ne pas être appropriés.
Par ailleurs, l’arbitrage et l’équilibre ne sont pas si simples. Comment distinguer un contenu « incitant à la violence » d’une vidéo légitime relevant du droit à l’information ? Sans la vidéo filmant l’intervention sur Nahel, la « bavure policière » n’aurait jamais été connue et dénoncée. Cela rappelle les débats sur la Loi LOPSI sur la diffusion des images de policiers, censurée par le Conseil constitutionnel. Les images et vidéos de violence peuvent donc contribuer au droit à l’information. Derrière, c’est donc bien l’intention de l’auteur de la publication qu’il faut rechercher. Est-ce que la vidéo est diffusée pour inciter à la violence ou pour relater un fait ?
Enfin, se pose toujours la question des algorithmes et du fonctionnement de ces réseaux. Plus le contenu est choquant et clivant. Plus il fait réagir, plus il est mis en valeur et plus les utilisateurs y adhèrent. Les plateformes ont donc la possibilité technique de réduire leur impact, mais y ont-elles vraiment intérêt ?
La collaboration des plateformes numériques avec la justice
Dans tous les cas, la réglementation prévoit pour les plateformes un devoir de collaboration renforcée avec les autorités judiciaires. Les réseaux sociaux sont aussi un moyen simple et efficace pour les autorités de surveiller et d’appréhender les auteurs.
Il faudra toutefois des moyens humains suffisants aux enquêteurs et à la justice pour agir. Quant aux auteurs de contenus haineux, une vraie politique de répression, associée à une justice rapide et efficace, semble indispensable. En parallèle, l’éducation à l’esprit critique, au décryptage des images et au débat non-violent sont également primordiaux. Objectif : qu’Internet puisse rester un espace civilisé et démocratique.
En conclusion, des textes existent pour justifier une mesure de coupure partielle, temporaire et proportionnée des réseaux. Les plateformes disposent des moyens techniques et juridiques nécessaires pour limiter l’accès aux contenus incitant à la violence.
Tous ces outils, sont-ils suffisants et bien adaptés à des mouvements violents, imprévisibles et soudain ? Surtout, les autorités prendront-elles le risque politique de les utiliser en cas de menace limitée ?
Affaire à suivre !